Songer que la foule reste à la porte de cet Eden c’est comme la volupté de l’après-midi de dimanche d’hiver à écouter vautré en un canapé intelligent et féminin, un papyrus au bec, de menues sonates du temps passé de Mozart clavecin et violon, quand au dehors il neige, la foule se promenant et que le Mozart sonne dans la solitude de la maison désertée par les endimanchés qui ont trimé toute la semaine (vous n’êtes pas sorti parce que vous avez joui toute la semaine suave stupiditis mari magno).
Jules Laforgue, M.. p.. 177-78
Je naquis sans cœur.
Tout enfant ne s’intéresse qu’à lui-même, et son amour, dit-on, n’est autre que l’amour propre. Mais moi je crois que le bébé aime sa mère, pas par intérêt mais par affection. Le bébé aime sa mère pour commencer, peut-être, parce que sa mère l’aime à priori. En grandissant, avec le temps qui passe, l’enfant commence à aimer d’autres. C’est peut-être d’abord après sa mère son père, ou peut-être son frère ou sa sœur. Après encore un peu plus de temps, l’enfant commence à aimer les gens, certaines d’entre elles.
Pour moi c’était peut-être autrement. Je n’étais pas forcément avare ni si égoïste, mais je ne pensais pas aux autres. Je n’étais pas misanthrope, mais je ne sentais pas les sentiments de fraternité envers autrui. Mon cœur ne s’enflait pas d’émotions envers aucun autre, même ceux de ma propre famille.
Autant je manquais en matières de l’amour, autant je manquais aussi en matières de la haine. Je ne haïssait personne. J’ignorais carrément cette émotion. A vrai dire, si je manquais en matières de l’amour ou de la haine, c’était plutôt que je manquais en matières de l’émotion.
Jeune homme, j’étais pris des passions de jeune homme, des émotions plutôt physiques. Mon premier amour, l’amour pour une jeune fille, ce n’était pas vraiment l’amour, c’était une passion émanant en entier de l’amour propre et des passions et sentiments du corps. Et je ne me souviens plus du tout d’ailleurs, de qui aurait pu être mon premier amour.
Bien sûr j’aimais, jeune homme, ma famille, mais pas suffisamment. La plénitude de l’amour c’est, dans les mots du Christ, que Personne n’a un plus grand amour que celui-ci, savoir, quand quelqu’un expose sa vie pour ses amis. Ou selon la version en anglais, donne sa vie pour ses amis. Je n’aurais jamais dans ma jeunesse eu le courage de penser une telle chose. Il y avait cette fois-là où j’ai fermé la porte de la voiture sur la main de mon frère Michael, et je me sentais si triste de lui avoir causé une telle douleur.
C’était quand j’étais missionnaire que je commençais à éveiller en moi-même mon cœur. J’avais de la peine à voir quelqu’un d’autre qui souffrait. Ça me faisait mal de voir des gens qui étaient en fait des étrangers refuser la vérité que je leur offrais. Pour moi ce n’était pas des étrangers, mais proprement dit, mes frères et mes sœurs, bien qu’eux-mêmes ne l’auraient pas admis. Je voyais qu’ils auraient pu avoir un bonheur qui les échappait, et ils refusaient. Plus fin, j’avais de la peine à voir que quelqu’un faisait un mauvais choix. Est-ce que c’était de mes affaires, ça? Oui, parce que je les aimais. Je commençais à aimer.
Et puis j’ai vu Marlyn. Avec le peu d’amour dont j’étais capable je l’ai épousée. Et cet amour, sapin d’amour, croissait, se développait, grandissait parce qu’elle m’aimait en retour. Et ensuite les enfants, mes enfants, qui me forçaient à aimer encore davantage.
Quand on dit “amour,” et surtout quand on l’écrit en français, on pense tout naturellement à l’éros. Mais je n’ai aucunement parlé ici de cette sorte de l’amour. Et pour en finir, j’ai compris, enfin, comment j’ai trouvé mon cœur, et pourquoi je peux maintenant aimer: Nos ergo diligamus Deum, quoniam Deus prior dilexit nos. Jean IV.xix.
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